« Les gens heureux ne regardent pas l’heure » (Счастли́вые часо́в не наблюда́ют – Chtchastlivyé tchassov nié nablioudaiout’), ce proverbe est souvent utilisé pour excuser quelqu’un qui est en retard. Il vient d’une pièce de théâtre écrite par un diplomate russe à la fin du 18e sièce, Griboïédov, Du malheur d’avoir de l’esprit (Го́ре от ума́ – Gorié at Ouma). Quelques étrangers pernicieux considèrent que les Russes ne sont pas ponctuels (пунктуа́льны – pounctoual’ny). En réalité, on trouve, ici comme ailleurs, des gens très ponctuels, d’autres souvent en retard ou éternellement victimes des contingences. Mais lorsqu’on navigue dans la langue russe, on peut aussi se méprendre sur l’heure à laquelle on a convenu de se retrouver ou sur la chronologie des événements. Cela contribue à donner l’impression que le rapport des Russes au temps est confus. C’est donc un petit voyage dans le temps, et dans l’espace, que vous propose le CREF ce mois-ci.
Si un ami russe vous annonce « приду́ к шестна́дцати » (priidou k chestnadtsati) – notons que les mots «minutes » et « heures » sont souvent omis, vous pourriez comprendre qu’il arrivera « vers 16h », ou même « avant 16h », mais il n’en est rien. Ici, la préposition « к » est synonyme de « в » et il faut comprendre « j’arriverai à 16h ». Pour simplifier, on aurait pu dire « à 16h pile » (ро́вно в шестна́дцать – rovna v chetsnatsat’).
À noter également, lorsqu’il est 16h01, nous sommes déjà dans la cinquième heure (пя́тый час – piatyi tchass). C’est scientifique : entre 00h00 et 01h00 c’est la première heure du jour qui s’écoule, donc dès 01h01, nous entrons dans la deuxième heure. Il n’est pas rare, quand on demande « quelle heure est-il ? », que la réponse soit, par exemple, « nous sommes dans la onzième heure » (оди́надцатый час – adinatsaty tchas), c’est-à-dire quelque part entre 10h01 et 10h59.
C’est en suivant cette même logique qu’on exprime l’heure, d’ailleurs : « il est quatre heures dix » se dira « де́сять минут пя́того» (де́сять мину́т пя́того – déssiet minout piatava), soit, littéralement « dix minutes de la cinquième (heure) ». Ou encore, on peut souvent entendre « без пяти́ пять » (biéz piti piat’), soit « moins cinq (minutes), cinq (heures) ». Si on ne veut pas se tromper, pour « seize heures cinquante-cinq, on dira « seize, cinquante-cinq » (шестна́дцать пятьдеся́ть пять – chestnadsat’ pitdissiat piat’), en omettant toujours les mots « heures » et « minutes », un peu comme si on lisait les chiffres sur une horloge (часы́ – tchassy). D’ailleurs, horloge et montre se dit de la même façon « часы́ » (tchassy).
Certains moments de la journée s’affranchissent de l’heure exacte : il est une jolie expression, par exemple, pour dire aux aurores : « ни свет ни заря́ » (ni sviét ni zaria)
Si vous voulez rester flous, utilisez le merveilleux « в райо́не » (v raïonié) ou « о́коло » (okala), « aux alentours de », qui vous laisseront une grande marge de manœuvre. Vous avez le droit aussi d’intervertir les mots pour dire que vous n’êtes pas sûr : « де́сять мину́т » (déssit minout) veut dire « dix minutes », mais « мину́т де́сять » (minout déssit) veut dire « environ dix minutes ».
Dans les guichets uniques de service au public de l’administration moscovite, si votre temps d’attente dépasse 15 minutes (pitnadsat’ minout), le café est offert. Et il s’agit bien de quinze minutes d’horloge ! Résultat, les démarches qui, avant, prenaient « un certain temps » (не́которое вре́мя – niékatoroïé vriémia), sont maintenant bien plus rapides.
Les distances (диста́нции – distantsii), dans une mégalopole comme Moscou, se mesurent le plus souvent en temps (вре́мя – vriémia). Vous habitez à 15 km du centre ? En métro, cela peut faire 20 minutes, en voiture, entre quarante minutes et « un certain temps », en fonction des embouteillages.
Notez que cette mesure du temps est toute relative, comme dirait Einstein. En effet, vous pouvez considérer que vous habitez à 5 minutes à pied du métro (пять мину́т ходьбы́ от метро – piat’ minout khodby ot metro) s’il vous faut faire jusqu’à 800-900 mètres depuis le métro pour rentrer chez vous. C’est optimiste, bien sûr, mais tant que c’est accessible à pied (в пе́шей досту́пности – v piécheï dostoupnosti) sans avoir à prendre les transports en commun (обще́ственный тра́нспорт – abchestvenny transport), on considère que ce n’est pas long (не до́лго – nié dolga), donc, pas loin (не далеко́ – nié daliéko).
Enfin, on compte cinq temps, en russe, pour exprimer le passé (проше́дшее вре́мя – prachedchéïé vrémia), le présent (настоя́щее вре́мя – nastayachtchéïé vrémia) et le futur (бу́дущее вре́мя – boudouchtchéïé vrémia), ce qui est beaucoup moins qu’en français, qui en a huit à l’indicatif, sans compter les formes du subjonctif, lequel n’existe pas en russe. Mais cela explique aussi pourquoi vos interlocuteurs russes peuvent paraître flous quand ils décrivent plusieurs actions qui se situent dans le passé ou le futur. N’hésitez pas à vérifier avec eux la chronologie des événements (хроноло́гия событий – khranaloguia sabytyi).
Remarquons que le futur a gardé tout son sens en russe, contrairement au français. « Je le ferai » (я это сде́лаю – ya eto sdelayou) en français, signifie qu’on fera cela dans un futur plutôt lointain que proche, alors qu’en russe, cela signifie « je vais le faire » ou « je m’en occupe » dans un futur assez proche.
De même, en russe, on ne va pas hésiter à utiliser le futur pour certaines actions du passé. Par exemple, dans cette phrase d’un conte de Pouchkine, tous les verbes sont au futur, alors que l’action se situe dans le passé : « Как цари́ца отпры́гнет, да по зе́ркальцу как хло́пнет, Каблучко́м-то как прито́пнет! » (kak tsaritsa atprygniét, da pa zerkaltsou kak khlopnet, kabloutchkom-ta kak pritopniét !). En français, on préfère l’infinitif ou le passé simple, ce qui donne, à peu près : « La reine sauta de rage, frappa le miroir et l’écrasa sous ses talons ! ».
Vous voici avertis des quelques différences parfois significatives de perception et d’expression du temps en russe par rapport au français. Ces quelques éclaircissements vous aideront, nous l’espérons, à dissiper bien des malentendus !